Les obstacles ne sont que ce qu'il faut surmonter.
Samuel Howe.
Après quelque temps, en effet, le commandant du camp de Gurs demanda des volontaires pour s'engager dans des groupements de travailleurs étrangers. Comme cette offre n’eut pas beaucoup de succès auprès des prisonniers, Erich, avec une vingtaine d’autres dans le même cas, fut désigné d'office pour partir à Uriage les Bains, non loin de Grenoble.
À peine arrivés au nouveau camp, ces "volontaires" forcés furent immédiatement envoyés dans une petite baraque préfabriquée qui servait de bureau pour y remplir une fiche de renseignement. Un officier les attendait et d’un air suspicieux demanda :
- Lequel d'entre vous parle le français ?
Sans se préoccuper de la suite des événements, Erich mentit et leva le doigt. Aussitôt, l'officier lui ordonna de le suivre. Et lui dit :
- Tu te charges de questionner les autres pour qu’ils remplissent correctement leur fiche. Je veux leur nom, prénom, nationalité, date de naissance et surtout leur origine. Bien compris ?
Pour toute réponse, Erich fit signe de la tête. Comme il connaissait la plupart des gens dans le camp, il se dit qu’il devrait bien arriver à remplir sa tâche sans parler un mot de français. Lorsqu’il était quand même contraint d’interroger les réfugiés, tous se moquaient à gorge déployée de son français des plus approximatifs. Ils hurlaient de rire et lui répondaient en allemand par des mots grossiers que l'officier français n'était pas censé comprendre. Devant le manège assez comique, Erich tentait de garder son sérieux. Il ignorait, comme les autres prisonniers, que l’officier d'origine autrichienne comprenait parfaitement leur petit jeu et se réjouissait intérieurement de leur naïveté.
Une fois les fiches remplies, tous furent renvoyés dans les baraquements qui leur avaient été affectés. Erich seul, reçut l’autorisation de sortir du camp pour faire les courses de ses compagnons et leur ramener cartes postales, tabac et autres denrées qu'il pouvait trouver sur le marché d’Uriage-les-Bains.
En visitant la ville, Erich découvrit qu’il s’agissait d’une station thermale touristique. Il se dit qu’il pourrait peut-être trouver un travail dans l’un des nombreux hôtels. Lors d’une de ses sorties, il en profita pour se présenter à l’un des plus prestigieux de la ville, l'hôtel de l'Europe. Sans se dégonfler, malgré son air mal soigné sa chemise froissée et ses godillots, il demanda à voir le patron :
- Bonjour, Monsieur, vous n’auriez pas par hasard besoin de personnel ? Je suis fils d'hôteliers et je connais les ficelles du métier. Sentant qu’il valait mieux ne pas trop bluffer, il rajouta :
- Je vis actuellement dans le camp. On pourrait s’arranger…
Le patron afficha un air pas commode mais percevant dans la proposition du jeune homme la possibilité de profiter d’un personnel bon marché, il répondit :
- Tu m'intéresses. Je me charge du commandant du camp pour qu'il te permette de venir travailler ici. Et maintenant file.
Erich n’attendit pas son reste. Une formule de politesse comme tout remerciement et il avait déjà pris les jambes à son cou. Assez vite, il eut des nouvelles et put être engagé à l'hôtel comme homme à tout faire. Pendant quelques mois, il passa ses longues journées à se tuer à la tâche. Il rentrait éreinté au camp. Mais bien que son patron l’exploitait outrageusement, Erich put se débrouiller pour ramener dans son dortoir un matelas, des draps blancs et une même cuvette de toilette. Ses co-détenus qui dormaient sur la traditionnelle couche de paille étaient verts de jalousie.
Parmi eux, il y avait des Hongrois dont certains, tailleurs de métier, façonnèrent pour Erich un pantalon dans des draps qu’il ramenait de l’hôtel. Moyennant une petite somme d'argent, bien entendu, car dans un camp tout se monnayait… L’argent venait de Suisse, envoyé par sa tante Ellie...
Comme l'hôtel de l'Europe était un hôtel saisonnier, il ferma ses portes dès la fin de l’automne. Erich qui avait été informé au préalable, avait pris les devants pour se faire engager un peu plus loin à l'hôtel du Globe. C'était là que l'officier français d'origine autrichienne venait déjeuner tous les midis. Et tandis qu’il savourait ses repas, il prenait du plaisir à bavarder en allemand avec Erich qui silencieusement le regarder manger, le ventre noué et en bavant d’envie.
L'hiver était arrivé. Dans cette région de montagne, il se fit particulièrement vigoureux. Comme le patron de l'hôtel fournissait en bois de chauffage beaucoup de familles avoisinantes, c’était Erich et d'autres hommes qui devaient aller chercher quotidiennement sur les pentes boisées de quoi satisfaire le carnet de commandes. Sans vêtements chauds pour les isoler du froid, les malheureux passaient leur journée sous la neige qui leur tombait par paquets entiers sur les épaules et leur mouillait le dos. Ils étaient gelés jusqu’aux os.
Le travail était laborieux par ce temps glacial. Les troncs, une fois coupés, devaient être traînés jusqu'à la sortie du bois à l'aide de chevaux. Puis, il fallait les descendre au village. Parfois la neige était tellement épaisse que les troncs y restaient bloqués. Les chevaux tiraient parfois si fort sur les chaînes gelées que celles-ci finissaient par se casser. Il n'y avait alors plus moyen de bouger les troncs.
Un jour que toutes les chaînes avaient cédé sous la charge, le patron envoya Erich en chercher des neuves à l’hôtel. Mais il ne put les monter sur le chantier car elles étaient bien trop lourdes pour un homme seul. La tête lui tournait tellement il était à bout de force. Découragé par la tâche, Erich rebroussa chemin et rejoignit sa chambre. Il se laissa choir sur son lit. « Advienne que pourra » pensa-t-il en s’endormant.
Le patron, ne le voyant pas revenir, s'inquiéta et partit à son tour à sa recherche. Lorsqu’il trouva Erich endormi dans sa chambre, une furieuse colère le prit. Il le jeta à la rue sans lui payer le moindre sou.
Passé le premier moment de déception, Erich se dit que l’hôtel du Globe n’était certainement pas le meilleur choix qu’il avait fait tant il avait souffert de la dureté du travail et de la médiocrité de la nourriture. Il était finalement heureux de ne plus subir les maltraitances du directeur. Sans désespérer, une fois encore, il chercha un autre travail et se fit alors embauché à l'hôtel Sans-Souci.
Bien mal lui en prit. Le travail était encore bien plus difficile que dans les deux hôtels précédents. L'hôtelier le forçait à travailler au minimum quatorze heures par jour en le nourrissant de déchets. C’était le bagne, l’esclavage. Il ne pesait plus que 45 kg pour 1,70 m. À ce rythme infernal de travail, il tomba vite malade.
Le patron, qui réalisa la gravité de la situation, fit appel à son beau‑frère, médecin de famille. En découvrant l'état de délabrement dans lequel se trouvait Erich, ce dernier sortit de ses gonds :
- Mais cet homme est en train de mourir de faim. Comment as-tu pu laisser faire une chose pareille ? Regarde-toi, tu manges assez toi-même, c'est tout simplement honteux !
À ces mots, il appela une ambulance pour conduire le mourant à l'hôpital de Grenoble. Erich ferma les yeux, en se disant que peut-être il en sortirait vivant mais que sinon, il irait rejoindre Benno au Paradis des Innocents.
L'hôpital de Grenoble était tenu par des médecins et des religieuses. Erich fut installé dans un lit propre et put enfin se reposer. Tout doucement, il commençait s’extraire de l’enfer d’Uriage-les-Bains et à récupérer. La nourriture n’était pas très appétissante, mais au moins il mangeait décemment. Au bout d'une semaine, s’inquiétant de ce qu’aucun de ses camarades de camp n’était venu prendre de ses nouvelles, il se dit qu’il était temps d’interroger la Mère Supérieure lors de sa visite quotidienne. Elle lui rétorqua :
- Êtes-vous Juif, mon fils ?
Erich, très étonné par cette question, ne répondit pas.
- Deux gendarmes français sont en bas pour arrêter les Juifs, continua-t-elle en le toisant du regard
- Mais, j’ai rien fait de mal. La plainte d’Erich vint mourir dans sa gorge. Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Déjà la Mère Supérieure tentait de lui expliquer la situation :
- Il y a eu une rafle dans le camp. Tous les Juifs ont été arrêtés. Il faut que je te cache si tu veux que je te sauve.
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus ni de mettre Erich à l’abri. Les événements s'enchaînèrent alors à toute allure. Soudain, la religieuse et le jeune homme entendirent une altercation dans le hall d’entrée, puis une cavalcade qui montait l’escalier. Deux gendarmes firent irruption dans la chambre, sans frapper ni respecter le repos des autres malades. Il était trop tard pour fuir.
D’un ton sec, ils ordonnèrent à Erich de s'habiller et de les suivre. Comme ses maigres possessions étaient restées à l'hôtel Sans‑Souci, il fut autorisé à y retourner sous bonne escorte.
- Si tu tentes de fuir, on t’abat. Compris ?, lui aboya un des deux gendarmes.
Rassemblant ses quelques vêtements et son petit pécule, Erich sentit la gravité de la situation. Depuis le temps qu’il courait pour éviter les nazis, voilà qu’il était rattrapé. Ces gendarmes français allaient certainement le livrer aux Allemands. Il serait alors déporté. À cette perspective, sa poitrine se serra et son estomac se souleva par l’angoisse.
- Pourquoi tant de haine gratuite ?, s’insurgea-t-il
Il fut emmené à la gare où tous les trois prirent un premier train sans qu’on ne lui communique la destination finale. Ils firent ensuite un transit dans une petite gare en attendant le second train. Erich invita ses geôliers à dîner, espérant les amadouer pour qu’ils ne le livrent aux Allemands. Ils acceptèrent l’offre tout en continuant d'afficher leur gueule patibulaire…
Vers vingt-deux heures, ils arrivèrent à Lyon.
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